31 août 2007

La surprise du Sheff

J'ai beau avoir la larme facile, si on m'avait dit qu'un jour, je me retrouverais l'oeil embrumé et la gorge serrée à l'écoute d'une chanson sur les groupies (l'un des thèmes les plus rebattus et propices à toutes les horreurs du rock), j'aurais bien ri. Seulement voilà, Will Sheff n'est pas n'importe qui. Et Okkervil River, le groupe dont il est l'âme et seul membre constant depuis près de dix ans, une formation capable de miracles. La preuve avec "A Girl In Port", justement, et ses arrangements rebondissant de la guitare acoustique du Sheff à des crescendos nimbés du piano le plus élégant entendu depuis la disparition de Nicky Hopkins, d'une pedal steel à faire sangloter les pierres, d'un cornet évadé de "Forever Changes", et de frémissements de mandoline.

N'allez pas croire pour autant que The Stage Names, le nouvel opus des Austiniens (d'adoption, pour la plupart) respire la mélancolie. Après le sombre et oppressant Black Sheep Boy, c'est comme si le sextette avait éprouvé le besoin d'ouvrir les volets et les fenêtres et de laisser rentrer l'air du dehors. Et même de s'amuser, si, si.

Sheff et consorts éprouvent un plaisir aussi évident que contagieux à secouer les étiquettes (rock littéraire, alt-country...) qu'on a voulu leur coller. Si le sextette peut toujours plaire aux aficionados de Lambchop ou Tindersticks, il durcit le jeu, accélère volontiers le tempo et multiplie les clins d'œil (les cordes et les chœurs T. Rex de "You Can't Hold the Hand of a Rock and Roll Man", la rythmique Motown de "A Hand to Take Hold of the Scene", ou la citation appuyée de "Sloop John B" qui clôt "John Allyn Smith Sails" et l'album). "Plus Ones", exercice oulipien, cite dans son texte un maximum de chansons de rock comportant un nombre dans leur titre, de "96 Tears" à "Care of Cell 44", en leur ajoutant une unité et sans perdre le fil du désamour.

Autant de références qui n'ont rien de gratuit, puisque The Stage Names est une réflexion sur la condition de l'artiste (pas forcément rocker, la très tendre et velvetienne "Savannah Smiles" s'inspirant de l'actrice de porno, et "John Allyn Smith Sails" se plaçant dans la tête du poète beat au moment de son suicide), et ses rapports avec les fans.

Enfin, ça, c'est presque un bonus, tant la classe des mélodies, le pouvoir émotionnel de la voix étranglée de Sheff et la richesse - jamais ostentatoire - des arrangements suffisent à envoûter. Il y a des moments comme ça où un groupe qu'on aimait déjà beaucoup se transcende et sort un genre de disque parfait. Et c'est précisément ce qui arrive à Okkervil River.

The Stage Names (Jagjaguwar/Differ-Ant)

Photo ©Todd Wolfson/Jagjaguwar

http://www.okkervilriver.com (la discographie commentée par Will Sheff est un must, bourré d'humour autodépréciateur)
http://www.jagjaguwar.com/artist.php?name=okkervilriver

30 août 2007

La vie à deux

A chaque fois, c’est la même chose : je ne peux m’empêcher de remarquer que pas mal de mes groupes favoris sont avant tout des couples. Question de tension sexuelle, de rivalité, de jalousie, de complicité ou d’un peu de tout ça, sans doute. Vrais ou faux, amis ou amants, époux ou divorcés, frère et sœur (vrai ou faux), ça marche à presque tous les coups, de Sonny & Cher aux Kills en passant par les Fiery Furnaces, Quasi ou les White Stripes.

Sans oublier Nancy Sinatra & Lee Hazlewood, Dan John et Tracee Mae Miller (Blanche), les Raveonettes ou Dean (Wareham) & Britta (Phillips). Si, justement, vous fondez pour ces derniers, vous êtes déjà tombés amoureux d’In Camera, le premier album d’Arthur & Yu, même si vous ne le savez pas encore.

Nés Grant Olsen et Sonya Westcott (Arthur & Yu sont leurs surnom de mômes), ces deux résidents de Seattle se sont prosaïquement rencontrés sur Craigslist, mais leurs voix – un peu métallique pour lui, troublante dans sa légère maladresse pour elle - s’enlacent comme celles d’Everly Brother & Sister (incestueux ?) biberonnés au Velvet du troisième album et aux refrains immémoriaux du folk appalachien. Enregistrés dans le living-room de Grant Olsen, sur un Mac Mini (« et sans plug-in vintage », aiment-ils à plaisanter), ces dix morceaux d’une constante qualité d’écriture, conçus comme des maquettes, sont publiés tels quels par Hardly Art, le nouveau sous-label de Sub Pop. Sans une note de trop, mais avec sans cesse de petites trouvailles (xylophone discret, clavier limite subliminal). Et un charme fou.

Si l’été finissant et les premières atteintes de l’automne déteignent sur votre météo intime, si la rentrée réveillent en vous la nostalgie et les chagrins de l’enfance, In Camera est fait pour vous.

Photo © Greg Lutze/Hardly Art

In Camera (Hardly Art/V2)

http://hardlyart.com/arthur_yu.html
http://www.myspace.com/arthurandyu



28 août 2007

Jarvis honore le jour du Sabbath


En cet après-midi du samedi, Jarvis Cocker conclut son set sur une cover bien sentie de "Paranoid". Eh oui, il est bien question ici de l'ex-chanteur de Relaxed Muscle (et de Pulp, si vous insistez) et du classique de Black Sabbath. Interprété avec une totale fidélité. Jarvis/Ozzy, même combat ? Pas exactement, même si, à Rock en Seine, notre grande asperge binoclarde favorite se monte très remontée, sautant d'enceinte en enceinte à l'avant-scène et multipliant les poses maniérées. Très fier de ses progrès en français, il multiplie les vannes (“Pourquoi il n'y a personne là-bas ? Ah, c'est une marre de boue ! C'est très concept ça, il faut un espace Glastonbury dans chaque festival”). Et, quand même, nous interprète brillamment une bonne partie de son premier album solo. Sans oublier "Big Stuff", écrite pour le grand Lee Hazlewood, et qui lui est naturellement dédiée, quelques jours après sa disparition. Jarvis Cocker est un homme de goût, que voulez-vous. Qui sait reconnaître une bonne chanson, sans s'arrêter à de vulgaires a priori de style (voir ci-dessus).

Cette deuxième journée de festival - toujours les pieds dans la boue, mais la tête au soleil - semble d'ailleurs tourner autour du Parisien d'adoption. C'est lui, par exemple, qui remit aux Fratellis leur prix de la révélation de l'année lors des Brit Awards. Ces mêmes Fratellis qui ont ouvert la journée sous le signe de la bonne humeur et des tubes (potentiels ou avérés) à gogo. Si le pop-rock musclé et vaguement glam du trio de Glasgow ne pisse pas très loin, au moins pisse-t-il droit, et en plein dans le mille...

Pour rester en Ecosse, mais aux antipodes du bon esprit des faux frangins, les vrais frères Reid montrent, alors que le soleil se couche, ce que signifie The Power Of Negative Thinking, pour reprendre le titre de leur prochain coffret de faces B. Disparu depuis près d'une décennie pour cause de brouille fraternelle, The Jesus & Mary Chain ne manque pas son retour. William, quelque peu bouffi par le bourbon, peut bien ressembler à Pedro Almodovar, il reste l'un des maîtres mondiaux du feedback vicieux. Et si Jim, lui, est désormais sobre, son regard de psychopathe donne encore le frisson. Lorsqu'il fusille du regard son aîné, qui a le malheur de vaguement rater une intro, on craint que les vieux démons ne resurgissent, et que tout finisse en chaos... Sauf que ce petit rituel se déroule désormais à chaque concert, histoire de jouer avec les appréhensions des spectateurs. Rien de feint, en revanche, dans l'excitation sans faille que délivre toujours JAMC. En une heure, tout ce qu'on peut aimer dans le rock est organiquement synthétisé : les pures mélodies des Beach Boys et la grandeur sonique de Spector passés au vitriol du bruit blanc, et décapés au cynisme distancié.

Les CSS, à peine sorties de scène, ont filé ventre à terre pour traverser tout la longueur de l'enceinte, et perdre le moins possible de cette magistrale leçon de rock'n'roll, vites rejointes par Jarvis - qui n'a pas manqué de programmer JAMC au Meltdown festival londonien, au moins de juin. Comme quoi, décidément, tout se rejoint en ce samedi.

Ou presque. Car Tool, c'est un autre monde. Rien que son dispositif scénique laisse pantois : la scène apparaît quasiment comme vide, les musiciens étant exilés sur les côtés, et le chanteur Maynard James Keenan n'apparaissant qu'en ombre chinoise au fond du plateau. Ce sont donc les visuels quasi psychédéliques et surtout les vidéos cauchemardesques réalisées par le guitariste Adam Jones - à faire passer Eraserhead pour les Bisounours - qui assurent le "spectacle", tandis que l'on est martelé par le metal le plus torturé qui soit, à moins que ce ne soit le prog-rock le plus violent. Une expérience à vivre au moins une fois - et plus, si affinités.

Et le dimanche ? Eh bien, étant hautement allergique aux björkeries, j'ai suivi l'exemple du Très Haut, et je me suis reposé.

25 août 2007

... et Régine Chassagne joue de la vielle à roue

On sent bien qu'on est en plein cœur du set de la première tête d'affiche d'un festival de rock, là ? Et pas dans l'écho rendant compte de du concours de bourrée remporté par les Gounauds de Bort à Salers (15) dans l'édition locale de La Montagne ?

Bon, alors resituons.


Eh oui, bienvenue à l'inévitable compte-rendu de festival, avec ses photos floues et trop lointaines, et ses survols et omissions injustes et partiaux. En l'occurence, la première journée de Rock en Seine. Boueuse (très) mais non pluvieuse.


Après, notamment, que Rodeo Massacre ait fait admirer ses uniformes La croisière s'amuse, les choses sérieuses commencent avec Dinosaur Jr. Malgré une infection de l'oreille incapacitante, J Mascis, plus Droopy guitar-hero que jamais d'une génération où les guitar-heroes étaient hors sujet, mène la "Sludgefeast" en écrasant sa wah-wah. Murph et Lou Barlow s'amusent comme des petits fous, et ce dernier tente de secouer un peu l'apathie du public en lançant des “We're Dinosaur Jr. We are oooooold”. OK, la longue crinière agitée de J est désormais grise, mais le répertoire (qui délaisse Beyond, le récent album de reformation, très réussi) n'a pas pris une ride, lui. Et quand ils cisaillent comme avant "Just Like Heaven", le paradis n'est effectivement pas loin.

A priori, l'idée de faire passer The Shins sur la grande scène, en fin d'après-midi, relève de l'erreur de programmation. Mais les cinq d'Albuquerque ont fourbi leurs arguments pour nourrir les sceptiques : resserrant les boulons pour offrir un set de 45 mn sans temps mort, nos alt-popsters se débarrassent pour l'occasion de leur côtés les plus mièvres, font claironner leurs intros les plus spectoriennes ("Turn On Me"), chatouillent le fantôme de Gram Parsons ("A Call To Apathy") et laissent un goût de trop peu.

Le contraire de The Hives, dont le goût des gimmicks (costumes assortis, total look noir et blanc, incessants appels au peuple) est rigolo cinq minutes, mais approche dangereusement de sa date de péremption, faute de chansons dignes de ce nom.


Heureusement, au même moment, les Noisettes se montrent largement, eux, à la hauteur de leur réputation grandissante de bêtes de scène. Essentiellement grâce au charme et à la présence radieuse de Shingai Shoniwa, dont la voix soul et sauvage se marie à merveille aux éclats de guitare garage-punk-prog-jazzy du très stylé Dan Smith. Aussi accrocheurs ("Don't Give Up", "Bridge To Canada") qu'aventureux, on attend avec impatience la suite de leurs aventures.

Et Arcade Fire ? Egaux à eux-mêmes. Soit une grosse machine d'une redoutable efficacité, puisant aux bonnes sources (le gothique sudiste, ce genre de trucs) pour en donner une version ripolinée et pas effrayante pour deux sous. Difficile de ne pas se dire qu'ils sont trop (par rapport à ce qu'on entend) et qu'ils en font trop (tout ce petit côté agitation forcenée savamment orchestrée). Difficile aussi de rester indifférent, même lorsque, comme pour moi, le mot le plus répugnant de la langue française est "festif". Et, oui, Régine Chassagne joue de la vielle à roue. Parfois. Ou de l'orgue d'église pliant. Dommage à mon goût que l'odeur d'encens ne soit pas contrebalancée par celle du soufre. Enfin, on n'est pas chez Jerry Lee Lewis...