28 juillet 2010

Shangri-La

Les Kinks et moi, c'est une très vieille histoire. Mais surtout pas de l'histoire ancienne. J'entretiens avec la musique de Ray Davies et consorts une relation très particulière et en perpétuelle évolution – et j'ai l'impression que c'est à peu près le cas de tous les Kinks-maniaks. Je veux dire, ceux qui ne se contentent pas, comme tout le monde, d'aimer leurs tubes estampillés, mais qui éprouvent un besoin constant de venir se ressourcer à l'écoute de, disons, Something Else By The Kinks ou Face To Face. Ceux pour qui les Kinks sont une sorte de Shangri-La. Soit ce lieu quasi inaccessible, protégé par l'Himalaya, imaginé par l'écrivain James Hilton dans Horizon perdu, devenu symbole de refuge où règnent paix et tranquillité, avant d'être la chanson phare d'Arthur (or the Decline and Fall of the British Empire)

Pour en revenir à mes moutons, tout a commencé pour moi durant l'été 70 avec “Lola”. Le premier tube des Kinks depuis quelques années, ce qui lui a permis de parvenir jusqu'à mes oreilles, durant un séjour linguistique à Worthing (Vacances studieuses, sic).

Du haut de mes 13 ans et de mes deux ans de langue des Beatles, j'en comprenais juste assez pour saisir qu'il y avait quelque chose d'assez ambigu et clairement sexuel là-dessous, et que le refrain était proprement irrésistible. Du coup, j'achetais une méchante compilation MFP de reprises anonymes, à l'insu de mon plein gré. Forcément, je fus déçu. J'étais peut-être naïf, mais pas sourd au point de ne pas entendre la différence entre l'original et une cover de tâcherons.

Bizarrement, au lieu d'investir dans le single, j'attendis l'été suivant pour m'offrir Lola versus Powerman and the Moneygoround. Faut dire que j'avais aussi aimé “Apeman” (et m'étais indigné de “Superman”, la reprise beauf de Serge Lama). Cette fois, je ne fus pas déçu. Et les Kinks ne m'ont plus quitté.

Achat d'une double compile avec les tubes nerveux des tout débuts idéale pour le jeune fan de hard-rock que j'étais (collection Plaisir Double, la noire), écoute plus dubitative de la compile jumelle blanche (collection Encore) avec les album-tracks de 66-69 (c'est sympa mais ça déménage pas trop), oreille qui traîne sur tous les concept albums plus ou moins foireux des seventies, puis sur le – relatif – coup de frais de l'ère Arista. Point d'orgue, le passage du groupe à la Fête de l'Huma, en 74. Avec tout le tralala : les choristes, les cuivres, la canette sur la tête pour un “Alcohol” pâteux à souhait... Un intense moment de bonheur pas partagé par tout le monde. Si mes souvenirs ne me trompent pas, s'il y avait foule au début, il ne restait plus qu'un parterre de fidèles pour bramer “Lola” avec Ray. Pas grave.

Au contraire, même. On n'aime pas trop partager ses chéris avec le monde entier. Connus, d'accord, mais souvent méconnus et pas assez reconnus, surtout à l'époque. Au moins par le grand public. Celui qui porte chez nous des calottes chantantes, des Zaz et des Onc’ Saoulants en haut des charts.

Bref, mon affection pour les Kinks n'a fait que grandir avec les années, et les rééditions de plus en plus soignées de leurs albums de l'âge d'or 1965 – 1969, longtemps introuvables (oui, je n'y inclus pas 1964 !). Âge d'or que je prolongerais bien jusqu’en 72, ne serait-ce que pour “Celluloid Heroes” – que Ray a trouvé le moyen de réenregistrer récemment avec Jon Bon Jovi, pour un albums de duos (sur lequel figure aussi Alex Chilton). Mais c’est aussi pour cela qu’on les aime, lui et les Kinks, avec une indulgence coupable et un rien de masochisme. Pour leurs défauts et leurs fautes de goût. Car c'est bien d'amour tendre qu’il s’agit.

S'il est des groupes intimidants, ce n'est pas le cas des Kinks. Ray Davies n'a jamais été un sex-symbol comme Jagger, un rebelle façon Lennon ou Keith Richards. Pas plus qu'un quelconque porte-parole plus ou moins autoproclamé de sa génération à vagues prétentions intellectuelles (et gourou) tel Pete Townshend. Pas de risque de tentation d'identification idolâtre. Je le disais, les Kinks ont toujours été immensément faillibles – donc humains. De l'éternelle rivalité/complémentarité/détestation des frangins Davies – ouvrant la voie à tous les Caïn et Abel d'Oasis ou des Black Crowes – à leur capacité à tronçonner allégrement la branche sur laquelle ils étaient assis au plus mauvais moment, en réussissant même à emmêler le fil dans la lame. Sans parler de la légendaire âpreté au gain de Ray... En porte-à-faux avec l'infinie délicatesse de leurs meilleurs titres, enfreignant ainsi le premier commandement du rock selon lequel on doit donner l'illusion qu'image et réalité se recoupent.

Si je ne devais citer qu'un exemple de cette fameuse délicatesse kinksienne, ce serait “Two Sisters”, la troisième chanson de Something Else By The Kinks. Une ritournelle de clavecin de Nicky “Session Man” Hopkins (le plus élégant clavier de l'histoire du rock anglais), une mélodie en mineur qui vous serre le cœur avec un pont qui monte vers les étoiles, un soupçon de cordes sur le dernier couplet. Deux minutes à peine d’une miniature ciselée pour raconter l'histoire de Sybilla, égérie du Swinging London, et de Priscilla, sa sœur, mariée et saoulée de corvées, jalouse de la liberté de sa sœur, prête à tout plaquer... jusqu'à ce qu'elle pose l'œil sur ses enfants, et oublie sa jalousie. Une histoire banale à pleurer dont nul rocker n'aurait l'idée de faire une chanson, surtout du point de vue de Priscilla. A un détail près : Sybilla et Priscilla sont bien sûr les transpositions de Dave et Ray. Ray, marié et père de famille très jeune, occupé à faire bouillir la marmite en écrivant ses chansons dans son coin, tandis que Dave paradait, tirait tout ce qui bougeait et se défonçait pour deux...


C'est sans doute cela, la différence des Kinks. La capacité de Ray à trouver des sujets de chanson sous son nez, dans sa famille, dans une Angleterre désuette et un brin fantasmée, des chansons adultes et qui touchent à l'universel, sur lesquelles le temps glisse. Et une empathie inégalée pour les sans-grades, les anonymes, qui fait que je me sens un peu plus humain à leur écoute. Qui me remonte le moral dans les mauvais jours. Et qui me relie à tous les autres Kinks-addikts, dans une sorte de culte aussi discret que fervent.

Cela, plus les chansons de Dave (ou juste chantées par lui). La brochette de tubes inoxydables qui, en général, ouvre la porte de leur univers. Et le plaisir d'aller pêcher les perles jusque sur leurs pires albums. Et d'en discuter avec les les plus atteints.


Mon Top 10 alphabétique du jour :
Big Sky
Celluloid Heroes
Funny Face
I’m Not Like Everybody Else
Lazy Old Sun
Mister Pleasant
Phenomenal Cat
Shangri-La
Two Sisters
Victoria


Dédié à Peter Quaife (1943 – 2010), Nicky Hopkins (1944 – 1994), Harry Chamberlin et au Mellotron (1963 – )